Inflation et points ELO aux échecs

Tout le monde veut changer le monde, mais personne ne songe à se changer soi-même - Léon Tolstoï

Inflation et points ELO aux échecs

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(Photo by stux on Pixabay)

Quel est le lien entre l’inflation (ou la déflation) et le système de points ELO aux échecs ?

Pour les lecteurs moins familiers avec les échecs, le système de points ELO est notamment utilisé pour le classement FIDE (Fédération Internationale Des Echecs). La théorie a été développée par Arpad Elo (1903-1992), un professeur de physique et joueur d’échecs américain d’origine hongroise. Les parties passées permettent de donner un classement à chaque joueur et, ainsi, d’en déduire les probabilités de gain lors d’une confrontation entre deux joueurs. Dans un système “pur”, le système est un jeu à somme nulle, dans le sens où la somme des nombres de points gagnés ou perdus est égale à zéro. Actuellement, le classement ELO va de 1000 à 2839 (Magnus Carlsen, champion du Monde).

Pour les lecteurs moins au fait des théories économiques, l’inflation est l’augmentation du prix des biens et des services sur une période donnée. Si cette inflation est négative, on parle de déflation. Une inflation (positive donc) induit une perte de pouvoir d’achat, puisque la même quantité d’argent permet d’acquérir moins de biens et de services. Dans le monde, une dizaine de pays sont en déflation; la France a un taux d’inflation de 1,2 %; deux pays ont un taux supérieur à 100 % (qui correspond à un doublement des prix en un an) : le Soudan du Sud (117 %) et le Venezuela, en hyper-inflation avec un taux à 4 000 000 %.

Supposons maintenant que les points ELO soient une monnaie. Dans un système pur, une augmentation ou une baisse du niveau moyen de tous les joueurs ne se traduira pas par un changement du classement moyen, puisque le “jeu” est à somme nulle.

Inflation ?

Le débat principal se place sur le terrain de l’inflation puisque le nombre de joueurs avec un rating > 2700 est passé d’un en 1979 à six en 1994, puis à quarante-cinq en date du 19 septembre 2018. Pour expliquer ce plus grand nombre de joueurs parmi l’élite (ou la partie à l’extrême droite de la courbe de distribution), deux camps s’affrontent :

  • Ceux qui pensent que cela reflète une réalité (et donc un meilleur niveau moyen) : les arguments principaux sont (i) une augmentation du nombre de joueurs (et donc plus d’excellents joueurs), et (ii) l’apport des logiciels d’échecs qui permettent de préparer ses parties et de rapidement corriger ses erreurs après une compétition.
  • Ceux qui pensent que le système est intrinsèquement inflationniste (c’est-à-dire qu’un classement en 2018 reflète un moins bon niveau que le même classement vingt ou quarante ans plus tôt). Parmi eux se trouve Jeff Sonas, qui avance l’argument que l’abaissement du plancher du seuil de classement, longtemps figé à 2200 puis progressivement abaissé jusque 1000 aujourd’hui, a eu un effet inflationniste.

Notons que les différents arguments ne sont d’ailleurs pas contradictoires…

Déflation ?

À l’inverse, certains pensent que le système est intrinsèquement déflationniste (un joueur d’un classement donné est meilleur qu’un autre joueur avec ce même classement vingt ans plus tôt). Leurs arguments reprennent les points des “anti-inflationnistes” décrits ci-dessus, ainsi qu’un élément complémentaire. Le nombre de jeunes licenciés augmente. À titre d’exemple, la Fédération Française des Echecs comptait environ 40 000 licenciés en 2000 contre 56 000 en 2016, dont presque 11 000 jeunes de moins de seize ans. A priori, les jeunes sont plus susceptibles de progresser au cours d’une année que les adultes (cours dans les clubs, maturité et capacités intellectuelles croissantes…). La logique est la suivante :

  • Un enfant débutant obtient un premier classement de plus en plus jeune, souvent dans la partie basse du spectre. Lorsque son niveau augmente avec l’âge, il gagne des points ELO aux dépends d’autres jeunes, mais aussi d’adultes (pour lesquels on suppose un niveau plus constant). Cet effet est strictement déflationniste. La logique est la même, quoique moins marquée, pour un nouveau joueur adulte.
  • Par ailleurs, les adultes qui arrêtent de jouer pour des raisons diverses (autres occupations, âge, décès…) conservent leurs points et ne les redistribuent pas. Prenons le cas extrême d’un joueur classé 2000 qui cesse toute activité échiquéenne. D’un point de vue monétaire, c’est l’équivalent de brûler une liasse de billets puisque ses points ELO sont perdus pour le système global. Cet effet est également déflationniste.

Ces deux points sont identifiés, et c’est la raison pour laquelle un coefficient est affecté à chaque joueur : 20 en général, 40 pour un nouveau joueur adulte ou un jeune, 10 pour un joueur > 2400. Ce coefficient signifie que le jeu n’est plus à somme nulle. Si un adulte 1700 joue un jeune 1700, le résultat statistique de leur partie sera de 0,5 (50%) chacun. Toutefois, si le jeune gagne, il marquera 20 points (0,5 x 40) tandis que l’adulte perdra 10 points (0,5 x 20), générant ainsi une création monétaire (inflation). Dans le cas inverse, il y a destruction monétaire (-20 pour le jeune, +10 pour l’adulte : déflation).

La question est de savoir si ce coefficient arbitraire de 40 pour les jeunes est trop élevé (et donc inflationniste) ou trop bas (et donc déflationniste). Au vu des résultats des tournois où les meilleures performances par tranches d’ELO sont très souvent occupées par les jeunes, je pencherais pour la seconde hypothèse.

Et donc ?

Les effets sont identifiés, mais il est difficile de quantifier les amplitudes. Néanmoins, un système inflationniste pour les meilleurs classements et déflationniste pour la majorité des joueurs me paraît plausible. À ce sujet, il serait d’ailleurs intéressant de comparer les résultats réels (lors des tournois) aux résultats théoriques attendus (le classement ELO donnant une probabilité de gain) : je serai surpris que les deux soient alignés, a fortiori lorsque de nombreux jeunes participent.